Jules Verne. 1, Les tribulations d’un écrivain à Amiens

La ville d’Amiens et Jules Verne partagent un lien indéfectible : Verne a marqué la ville par son implication dans la vie locale tout comme la ville a influencé son œuvre et son développement personnel. Résident amiénois de 1871 jusqu’à sa mort en 1905, Jules Verne y a composé l’essentiel de son œuvre.

Un jeune écrivain en quête d’aventures

Né le 8 février 1828 à Nantes Jules Verne y passe les vingt premières années de sa vie. Il développe dès son plus jeune âge une fascination pour les voyages, l’aventure et les découvertes scientifiques qui marqueront profondément son œuvre, comme il le raconte dans ses Souvenirs d'enfance et de jeunesse.

« Fils d’un père avoué parisien et d’une mère tout à fait bretonne, j’ai vécu dans le mouvement maritime d’une grande ville de commerce, point de départ et d’arrivée de nombreux voyages au long cours. Je revois cette Loire, dont une lieue de ponts relie les bras multiples, ses quais encombrés de cargaisons, sous l’ombrage de grands ormes, et que la double voie du chemin de fer, les lignes de tramway ne sillonnaient pas encore. Des navires sont à quai sur deux et trois rangs ; d’autres remontent ou descendent le fleuve. (...) En imagination, je grimpais à leurs haubans, je me hissais à leurs hunes, je me cramponnais à la pomme de leurs mâts ! Mon plus grand désir eût été de franchir la planche tremblotante qui les rattachait au quai pour mettre le pied sur leur pont ! »

Extrait du manuscrit original des Souvenirs d'enfance et de jeunesse de Jules Verne, 1891 (Nantes, Musée Jules Verne)

Issu d'une famille bourgeoise, il est destiné à une carrière de juriste sur les traces de son père. Cependant la passion de Jules Verne pour l’écriture et les découvertes scientifiques le poussent vers la littérature. Il s'installe à Paris, où il fréquente des cercles littéraires et scientifiques mais il n’a pas de situation stable. Il commence à écrire des pièces de théâtre : Les pailles rompues, comédie en un acte et en vers représentée pour la première fois sur la scène du Théâtre-historique le 12 juin 1850, Le Quart d'heure de Rabelais, pièce de théâtre en un acte et en prose écrite en 1847.

Jules Verne, Les pailles rompues, 1850

En 1856, il se rend à Amiens pour le mariage d’un ami, Auguste Lelarge, dont il est le témoin, et s’éprend de la sœur de la mariée : Honorine du Fraysne de Viane (1830-1910), jeune veuve d’Auguste Morel et mère de deux filles. Il doit trouver une situation stable et rémunératrice pour concrétiser son désir d’union avec Honorine.

P.J. Delbarre & Cie, “Honorine Verne,” L'Armarium

Il devient agent de change à Paris tout en continuant la littérature. Il épouse Honorine le 10 janvier 1857 à Paris et le couple et les deux filles s'installent 18 boulevard Poissonnière et quelques mois plus tard rue Saint-Martin. En 1860-1861, ils habitent 54 rue du Faubourg-Montmartre. Le 3 août 1861, alors qu'il est en croisière, Michel, leur unique enfant, vient au monde.

Écrivain déjà publié par Hetzel depuis 1857 sous le pseudonyme d’Alfred de Bréhat, Alfred Guézenec présente Jules Verne à l’éditeur en 1861 : cette rencontre va changer le destin de l’écrivain. Verne remet en 1862 le manuscrit d'Un Voyage en l'air, inspiré des expériences de son ami Nadar et de son ballon Le Géant. Hetzel demande à Verne de retravailler le texte de manière plus scientifique, avec déjà l'idée d'inventer une littérature vulgarisant la science. Un contrat pour le droit de publication est conclu entre l'auteur et l'éditeur. L’ouvrage paraît en « cartonnage » - reliure moins coûteuse, et c'est l'énorme succès de Cinq Semaines en Ballon.

Jules Verne, Cinq semaines en ballon, 1863

Ce partenariat avec Pierre-Jules Hetzel, éditeur déjà célèbre, le pousse à écrire des romans d’aventures mêlant science et exploration. Ils signent en 1864 un contrat dans lequel Jules Verne s’engage à remettre deux manuscrits par an (puis trois dans un nouveau contrat signé en 1865). Cette collaboration donnera naissance aux Voyages extraordinaires, une série de 62 romans et 18 nouvelles qui révolutionnera la littérature. Les Voyages extraordinaires sont publiés d’abord dans la presse sous forme de feuilletons et dans la revue pour la jeunesse Magasin d'éducation et de récréation que Verne crée avec Hetzel et Jean Macé et qui associe savants, écrivains et illustrateurs, liant ainsi fiction et vulgarisation scientifique. Les histoires sont ensuite éditées sous forme de volumes autonomes dans la collection « Bibliothèque d’éducation et de récréation ». Des éditions illustrées sont mises en vente à l'approche des étrennes sous forme brochée ou reliée ou richement cartonnée.

Jules Verne, Le Tour du monde en 80 jours, 1884 (cartonnage aux deux éléphants)

La situation de Jules Verne s'est améliorée. Il signe un contrat de vingt ans avec son éditeur et peut vivre désormais de ses œuvres. Il abandonne la Bourse en 1864. Honorine et Jules Verne quittent les Grands Boulevards et Montmartre pour emménager à Auteuil, 39 rue La Fontaine. À partir de 1865, Jules Verne et sa famille fréquentent Le Crotoy. Il y acquiert un bateau, le Saint-Michel. En 1871, le couple s’installe à Amiens. Jules Verne y vivra jusqu’à sa mort et y deviendra une véritable figure emblématique. 

Amiens, source d’inspiration et lieu de création pour Jules Verne

La relation entre Jules Verne et la ville d'Amiens est étroite et profondément marquée par les liens personnel et professionnel de l'écrivain avec cette ville. Suivant le désir de son épouse, dont la famille y est établie, il décide d’en faire son lieu de résidence et il achète, en 1873, une maison au 44, boulevard Longueville (aujourd'hui boulevard Jules-Verne). En 1882, il quitte cette demeure pour louer un hôtel particulier au 2 rue Charles-Dubois, la célèbre « Maison à la tour » dont le standing est plus conforme à sa réussite en tant qu’écrivain, avant de déménager à nouveau pour le boulevard Longueville.

Agence Rol, Jules Verne [maison et jardin], 1909

Il écrit à son ami Charles Wallut (avec lequel il avait publié en 1861 la pièce Onze jours de siège) : « Sur le désir de ma femme je me fixe à Amiens, ville sage, policée, d’humeur égale, la société y est cordiale et lettrée. On est près de Paris, assez pour en avoir le reflet, sans le bruit insupportable et l’agitation stérile. Et pour tout dire, mon Saint Michel reste amarré au Crotoy. »

Amiens est un cadre inspirant, propice à l’écriture. L'atmosphère de la ville, entre nature et patrimoine, permet de stimuler la créativité et d'approfondir l'exploration des thèmes de l'humanité, du temps et de l'espace. C’est là que Jules Verne écrit la majeure partie de son œuvre et ses plus grands succès.

Magasin d'éducation et de récréation, n°248, 1905

La ville d’Amiens influence son œuvre : les paysages picards, les rivières et le port d’Amiens sont évoqués mais de manière indirecte. La ville elle-même est citée plusieurs fois dans Dix heures en chasse, pages 272, 273, 299 et 303 :

Jules Verne, Le rayon-vert ; suivi de Dix heures en chasse, Hetzel, 1882

Son roman Les Indes noires (1877) contient des références au paysage industriel qui rappelle l’atmosphère des usines amiénoises. L’œuvre se concentre principalement sur les paysages industriels et miniers de l’Écosse.

Fonds Jules Verne. Œuvres de Jules Verne. Romans. Les Indes noires. Manuscrit autographe (Centre d'études verniennes)

En 1875, Jules Verne prononce un discours lors de la séance publique du 12 décembre 1875 de l'Académie d'Amiens dont il est alors le directeur. Ce discours a pour titre « Une ville idéale ». Il y explique le rêve qu'il a fait, celui d'Amiens en l'an 2000. Il ne reconnaît plus rien de la ville qu'il a connue : les progrès techniques ont été considérables. Plus qu'une anticipation, ce texte est surtout une satire du présent dans laquelle il critique la ville d'Amiens de 1875 et dont il imagine les évolutions urbanistiques qui en feraient une cité parfaite où la modernité et le progrès seraient au service du bien-être des habitants.

« Une ville idéale », Mémoires de l'Académie des sciences, agriculture, commerce, belles-lettres et arts du département de la Somme, p. 347

 

Amiens, pilier dans la mémoire collective de l’auteur et de son œuvre

Déjà couronné de gloire et de succès à son arrivée à Amiens, Jules Verne est rapidement adopté par les habitants de la ville et devient une figure incontournable.

Le Progrès de la Somme, 25 mars 1905, p2, Retronews

Sa prestance, son regard assuré, sa voix grave et sa barbe soigneusement taillée selon la mode de l’époque lui valent le respect et l’admiration générale. Beaucoup d’Amiénois, issus de tous horizons, prennent part aux soirées, réceptions et bals costumés qu’il organise dans sa magnifique demeure du 2 rue Charles-Dubois. Il organise notamment deux grands bals masqués en l’honneur d’Honorine : le 2 avril 1877 un premier bal qui fit jaser la presse sur le thème de La Terre à la Lune, le second le 8 mai 1885, intitulé la « Grrrrande Auberge du Tour du Monde ». Loin des mondanités parisiennes, il préfère les relations plus authentiques qu’il tisse ici avec ses amis, son public et les habitants.

La mort de Jules Verne, survenue le 24 mars 1905 à Amiens, marque profondément la ville et ses habitants.

La Vie illustrée, 31 mars 1905

Une semaine après son décès, la Ville d’Amiens rend un hommage public à l’écrivain en organisant une grande cérémonie funéraire scandée par des discours prononcés par des personnalités locales (notamment le docteur Fournier pour l’Académie d’Amiens où Jules Verne a siégé) et nationales. Une foule immense suit le cortège. Plus tard, l’espace urbain et l’onomastique salueront sa mémoire : le boulevard Longueville où se situe sa maison et le cirque municipal prennent son nom, plusieurs monuments sont édifiés à sa mémoire.

Discours du docteur C. Fournier, Magasin d'éducation et de récréation, n°248, 1905

La presse locale et nationale couvrent largement l’événement. Un grand dossier est consacré à l’écrivain dans le n°248 du Magasin d'éducation et de récréation ; La Jeunesse moderne lui consacre une planche de sa série « Les grands hommes quand il furent petits » dans son numéro du 18 novembre 1905.

La Jeunesse moderne, n°46, 18 novembre 1905

À travers tous ces hommages des Amiénois quel que soit leur rang, on se rend compte de tout ce que Jules Verne a apporté à Amiens et comment cette ville approche de l’image qu’il se fait d’une ville où il fait bon vivre et qui a fait naître l’idée de la ville idéale, thème qui imprègne fortement son œuvre comme nous le verrons dans un second billet.

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